Quand l’existence n’a pas de sens
Aujourd’hui, je vais commencer avec une question énorme, et cruciale ! L’existence a-t-elle un sens ? La réponse que vous allez donner à cette question, selon votre avis personnel en cet instant, selon qu’elle est positive ou négative, va nous faire partir dans deux directions complètement opposées. Je sais, il y a aussi le : « bof » ou le « j’en sais rien »… Mais on a tous en général une tendance vers l’un ou l’autre côté.
On va commencer par le non : l’existence n’a pas de sens ou – pire encore – l’existence n’a aucun sens. Regardons un peu les conséquences d’une existence qui n’a pas de sens. Cela veut dire que même si nous imaginons que nous avons un certain pouvoir de décision, nous sommes en fait régis par le hasard, le destin, la chance,… appelez ça comme vous voudrez, en tout cas c’est quelque chose sur quoi nous n’avons aucune prise. On naît, on meurt, et entre les deux on tente de vivre ou de survivre. Il n’y a sans doute pas d’avant, l’après est hypothétique ou inexistant. Nous ne savons pas d’où nous venons, nous ne savons pas où nous allons, et entre les deux, c’est très difficile de garder un cap. Un cap vers où, d’ailleurs ! Si vous avez fait un peu de voile, vous savez que se retrouver au milieu de l’océan sans avoir une idée de vers où on se dirige, cela ne permet pas de régler les voiles et de positionner le gouvernail. Par contre, si vous savez où vous devez aller, et même si le vent est contraire (ça, c’est plutôt sympa !), vous avez les meilleures chances d’arriver à bon port. Une existence qui n’a pas de sens, c’est comme être au milieu de l’océan sans avoir de cap. Stressant ! Et même pire, angoissant !
Victor Frankl, un neuropsychiatre autrichien né en 1905, a fait, dans des circonstances plutôt dramatiques, une étude intéressante à ce sujet. À la suite de cette expérience, il a fondé ce qu’on appelle « la troisième école viennoise de psychothérapie » et qu’il a nommée, lui, la logothérapie. Je vous raconte rapidement ce qui lui est arrivé. En septembre 42, Victor Frankl a été déporté dans un camp de concentration avec sa famille. Il y était « utilisé » par les autres détenus comme médecin, et quand sa spécialité de psychiatres fut découverte par les responsables du camp, il fut chargé de l’accueil des nouveaux arrivants, souvent en état de choc et de profonde tristesse. Il a commencé aussi à surveiller les tentatives de suicide qu’on lui rapportait. Et lui-même, tous les jours, tandis qu’il marchait vers le chantier où il devait travailler, répétait en la peaufinant pour une audience imaginaire, une conférence intitulée « Expériences psychothérapeutiques en camp de concentration ». Je ne vais pas vous raconter toute l’histoire. Quand il a été libéré par les Américains, il avait en mains ce qui a fait sa « marque de fabrique », à savoir que même dans la situation la plus absurde, la plus souffrante et la plus déshumanisée, la vie a un potentiel de sens et, donc, même la souffrance a un sens. C’est un des fondements de la logothérapie, étymologiquement “thérapie du sens”. Il a réalisé en camp de concentration que ceux qui pouvaient donner du sens à leur expérience ont survécu et que ceux qui n’y trouvaient aucun sens ne s’en sont pas sortis. C’est très résumé, bien sûr, la chose qui nous intéresse ici, ce n’est pas la logothérapie en elle-même mais plutôt ce qui la sous-tend. Donner du sens à son existence, ça aide et même mieux, c’est vital ! Et pour Frankl, bonne nouvelle, il y a en tout homme un « espace sain » à partir duquel il peut guérir.
Alors maintenant, on va raisonner par l’absurde. Imaginons un instant que tout, absolument tout, relève du destin ou du hasard. Pourquoi un enfant naîtrait au milieu d’un désert en pleine famine et un autre dans un pays riche juste en face d’un fast-food ? Pourquoi un enfant naîtrait dans un corps handicapé et un autre dans celui d’un futur champion olympique ? Pourquoi un enfant naîtrait avec une limitation mentale et un autre avec un QI de génie ? Pourquoi un enfant naîtrait dans une famille où il se fait tabasser par des parents violents et un autre dans une famille aimante, choyé par Papa et Maman ?
Qui décide ? Comment est-ce que ça se joue ? Est-ce que, là haut, il y a un gars qui joue aux dés ? Ou à la roulette ? Ou qui attribue les lieux et les conditions de naissance au pifomètre, à la tête du client, ou encore selon son humeur du jour ?
Pour ceux qui croient en Dieu, et qui estiment à raison que Dieu est juste (à défaut peut-être d’être bon, en l’occurrence), sur quels critères décide-t-il des conditions de naissance de tel ou tel de « ses » enfants ? En aime-t-il certains plus que d’autres ? Dieu ? Aïe aïe aïe !
Et une fois que le sort en est jeté, que le destin est écrit, quelle est la part de libre arbitre dont chacun dispose ? Si cela me tombe dessus, et que ça tombe mal, alors je suis une victime. Si cela tombe bien, ouf, j’ai de la chance. Et chaque fois qu’il m’arrive une tuile, je n’y suis pour rien ou pour pas grand-chose, c’est pas ma faute, ou éventuellement c’est la faute à l’autre, ou encore la faute à pas de chance, ou aux Spoutniks (vieille référence qui trahit mon âge, zut !) … Et dans ces conditions, qu’est-ce qui me reste comme place, comme liberté, pour changer, pour grandir, pour améliorer ma vie, mon état d’être une personne tout entière ?
Bert Hellinger, le « papa » des constellations familiales, a beaucoup travaillé sur ce duo bourreau-victime. C’est un psychothérapeute allemand qui a compilé un certain nombre de travaux sur la résolution de conflits et la thérapie familiale (je ne vais pas rentrer dans les détails, ce serait trop long). Après la guerre, il a été confronté dans sa pratique en Allemagne à beaucoup des conséquences des affrontements entre les nazis et les juifs. Entre les bourreaux et les victimes. Il s’est aperçu de deux choses : premièrement, le bourreau s’en fiche complètement. Les victimes, une de perdue, dix de retrouvées… il y a surabondance de victimes sur notre planète. Deuxièmement, c’est la victime qui entretient son attachement à son bourreau. Pas volontairement, même pas toujours consciemment, elle entretient le lien à travers ses émotions : la colère, le désir de vengeance, la volonté « sainte » de pardonner, la tristesse, l’humiliation,… Ce tissage émotionnel l’enferme aussi bien qu’une toile d’araignée.
Je me perds un peu. Mais cette digression n’est pas inintéressante. En effet, il est extrêmement courant de se sentir – je devrais même dire se savoir, tellement les faits nous trompent – « victime de la vie ». Les accidents de la circulation, de sport, du travail, à moins de se savoir complètement responsable, sont ce que leur nom sous-entend : des accidents. La maladie, est-ce qu’on se la fabrique tout seul ? On dit bien « tomber malade ». On dit aussi être « atteint » par une maladie. Comme si la maladie avait une vie propre, indépendante de nous. C’est comme les microbes, ils nous « attaquent ». Notre langage courant est plein de ces expressions qui nous déresponsabilisent et nous victimisent.
Nous voilà donc, quand la vie n’a pas de sens, ballottés au gré du hasard et des circonstances. « Sa Grandeur » – je parle de « celui » qui présiderait à notre destinée – nous laisse l’illusion que nous pouvons décider de notre sort. Ça nous rassure un peu, et heureusement, parce que sans ça l’anxiété nous guette. Comme Frankl l’a constaté en camp de concentration, ceux qui ne trouvaient pas de sens à leur existence sont restés là-bas.
Alors, est-il raisonnable de penser que l’existence n’a aucun sens ?
Pour celui qui en reste là, on ne peut pas grand-chose. Il va continuer sur la même trajectoire qu’il a entamée à sa naissance, je dirais même à sa conception. Le hasard va continuer à faire le chef d’orchestre. On lui souhaite bonne chance ? C’est le mieux qu’on puisse faire.
À vrai dire, on pourra m’opposer que certaines personnes ne se laissent pas faire par l’adversité. Je suis d’accord. Si j’ai eu une mère très envahissante, je vais peut-être décider d’être hyper discrète avec mes enfants, voire distante. Alors je vous pose une question, et j’espère que vous êtes assez « vieux » pour vous souvenir de l’époque où la photographie n’était pas numérique et où il fallait d’abord développer un négatif à partir duquel on tirait les photos : quand vous voyez, côte à côte, le négatif et le positif d’une photo, diriez-vous qu’il s’agit là d’une même photo ou bien de deux photos différentes ? Quand je décide de faire quelque chose ou d’être quelqu’un en me référant à quelque chose ou à quelqu’un d’autre, j’agis ou je suis en réaction ; ce n’est pas une décision libre. Pour pouvoir décider librement, il faut complètement sortir de son rôle de victime et éliminer toutes les émotions qui nous tiennent enfermés dans ce rôle, accepter l’idée que nous sommes complètement responsables de tout ce qui se passe ou s’est passé dans notre vie, alors, oui, là, nous sommes libres d’être différents… ou identiques, d’ailleurs ! Bref, libres…
Et voilà qu’une nouvelle question se pose. Décidément, quand l’existence n’a pas de sens, ça en fait poser des questions ! Pour choisir librement, en pleine responsabilité, ça nous ramène à l’histoire du bateau au milieu de l’océan : peu importent les circonstances de vent ou de marée pour garder le cap, au contraire, on va les utiliser pour avancer. Mais comment faire quand on ne peut pas donner un sens à son existence ?
Intéressant ! Nous voilà pratiquement revenus à la case départ. Décidément, une existence qui n’a pas de sens, ça vous fait tourner en rond…